ELISAPIE « The Ballad of the Runaway Girl »

Elisapie ©annie claire

Après mon récent article sur Elisapie, que l’on trouve ici, j’ai eu le plaisir de voir l’artiste en scène et en live à Paris cette semaine à deux reprises, dans le cadre du festival Aurores Montréal. Voici donc une chronique sur son dernier album dont elle chante les titres en concert. Il s’appelle « The Ballad of the Runaway Girl ». Il comporte onze morceaux très mélodieux, chantés en anglais, en inuktikut, l’une des langues inuites, et en français.

Dans cette contrée du Grand Nord, les gens sont naturellement trilingues dans sa génération. Une conférence qui a eu lieu au Centre Culturel Canadien avec Elisapie et un journaliste parisien, notre ami Patrice Demailly de Libération, RFI et Télérama, à la suite de la projection du film qu’a réalisé l’artiste en 2003, sur les nouvelles générations dans son pays d’origine, le Nunawik, nous a appris beaucoup de choses sur les difficultés apportées par la colonisation dans ces terres boréales qui a obligé les populations à se sédentariser et à vivre dans des habitations pour une famille plutôt qu’à suivre un mode de vie communautaire et semi-nomade.

Elisapie est allée à la rencontre des anciens pour récolter et faire entendre les vérités qui ont dérangé les coutumes ancestrales de ce peuple. Leurs chiens ont été supprimés (sous prétexte de rage) pour qu’ils ne puissent pas se déplacer. L’électricité (et autres « cadeaux des blancs ») leur a permis d’accéder à la « modernité », la télévision et autres commodités indispensables. Finie la chasse qui forgeait l’homme, la pêche aux morses qui fournissaient tout ce qui est nécessaire, la viande, le sang, le gras, la peau. La peau pour les vêtements bien sûr, mais aussi pour les revêtements des canoës. Les jeunes gens désormais s’ennuient et n’ont pas la possibilité de voyager, les déplacements depuis cette région isolée se font par Air Inuit, compagnie dont les prix restent très élevés.

Elisapie ©annie claire

Revenons à notre artiste dont le destin est étrange. Selon la coutume locale, les femmes qui mettaient au monde un quatrième enfant étaient incitées à le donner à une famille qui ne pouvait en avoir, la survie étant difficile, la présence d’enfants était souhaitable pour améliorer la vie des parents avançant en âge. C’est ce qui arriva à la jeune Elisapie qui fut confiée à une cousine et donc ne fut pas élevée par sa mère biologique. On s’imagine ce qui a pu passer dans la tête de cette jeune enfant qui vivait bien sûr tout près de sa vraie mère, mais sans en recevoir l’éducation ni l’affection. C’est alors qu’un jour, la Runaway Girl a eu envie de sauter dans l’avion et de découvrir Montréal, avec un courage phénoménal dont elle fait preuve dans son chant. Sa mère adoptive avait veillé à lui donner une éducation musicale, et la jeune femme s’est mise à créer et développer sa musique des années durant.

Ce CD est son quatrième disque, il revêt une teinture plus folk, plus conceptuelle que les précédents, l’artiste ayant voulu retracer le retour qu’elle a opéré dans son pays inuk après le décès de ses parents. Il est porté par des intentions quasi tribales, comme je l’ai souligné dans mon précédent article, Elisapie a des prédispositions pour nous faire passer ses états d’âme sur scène et nous faire partager les rythmes de la musique locale (son oncle avait un groupe de rock là-bas). Cet album est très travaillé toutefois, et la musique en est néanmoins moderne, comme l’on peut en juger par l’écoute de ce titre emblématique « Arnaq » (qui veut dire femme en inuit). Elisapie y fait passer beaucoup de force et de douceur à la fois, une féroce volonté de raconter sans aucun esprit de vengeance les changements et les résistances d’un peuple tout entier, celui dont elle est issue.

Elisapie Isaac vit désormais à Montréal, elle nous rassure sur scène en nous disant qu’une page était tournée avec la vie qui lui a permis d’avoir des enfants à son tour, de s’établir et faire oeuvre de création comme certainement l’aurait souhaité sa maman naturelle. Elle est en paix avec ce parcours chaotique imposé par ses origines. Elisapie ne manque pas de nous souligner que son père biologique était « blanc », ce qui lui a valu dès le départ une différence déjà par rapport aux autres enfants. Sa grande caractéristique est l’intelligence du coeur et l’ouverture sur les autres.

Je suis personnellement ravie de l’avoir rencontrée. Je fais décidément un métier formidable.

Annie Claire 07.12.2018

 

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